De la bouche même des indigènes
- AV.
- 5 juin 2018
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http://libeafrica4.blogs.liberation.fr/2018/06/05/de-la-bouche-meme-des-indigenes/
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Série "L'interprète" #8 Africa4 revient sur la figure de l'interprète, du traducteur. Cet oublié de l'histoire est en réalité à la pointe des contacts entre les sociétés et un acteur essentiel de l'histoire de l'Afrique et de l'océan Indien entre le XIXe siècle et le XXe siècle.
Questions à Cécile van den Avenne professeure en sociolinguistique à la Sorbonne nouvelle. Elle est l’auteure de De la bouche même des indigènes : Échanges linguistiques en Afrique coloniale (Vendémiaire, 2017).
En quoi la communication est-elle un un enjeu fondamental de la conquête coloniale ?
Lorsque commence la conquête coloniale française de l’Afrique sub-saharienne, qui s’est faite dans un contexte de rivalité européenne (la course à l’Afrique ou « scramble for Africa »), peu de choses en fait sont connues et sur la géographie des territoires et sur les populations qui y vivent, encore moins sur leurs langues. Or la conquête n’a pas pu se faire que par le pouvoir des armes. En effet, la nécessité de communiquer, même a minima, pour trouver des vivres, réquisitionner des hommes, se faire indiquer les itinéraires praticables, fait que dès les débuts la question d’un code de communication s’est posée de façon aiguë.
Comment cette communication se fait-elle au jour le jour ?
Il y a plusieurs cas de figure, assez différents. J’ai par exemple suivi les traces de Louis-Gustave Binger (1856-1936) au long de sa grande expédition qui dure presque trois ans (1887-1889), et qui a consisté à relier les établissements du Soudan français au Golfe de Guinée. La « mission d’exploration » (c’est ainsi qu’elle est nommée) est entreprise pour le compte du ministère de la Marine et des Colonies et du ministère des Affaires étrangères. Elle a une double visée : scientifique, elle est également impériale, dans un contexte politique où il s’agit d’accroître l’influence française et lutter contre l’expansionnisme britannique.
Binger est le seul Européen de l’expédition et il choisit avec soin son personnel, parlant tous le mandingue, une langue dont il a de bonnes notions. Ce choix majoritaire de la langue mandingue est déterminant. C’est une langue qui fut utilisée pour le commerce sur les côtes de la Sénégambie entre Européens et populations indigènes, et notamment pendant la traite esclavagiste, elle accompagna également les explorations à l’intérieur de l’Afrique à partir de la côte ouest. Elle devient ensuite, à la période qui nous intéresser une des langues de la conquête militaire française de cette partie du continent. Binger décide d’utiliser cette langue comme langue de truchement, en chemin, et au sein de sa petite caravane (une vingtaine de personne). Il raconte d’ailleurs comment il se retrouve en situation difficile lorsqu’il se retrouve dans des zones où cette langue est n’est plus utilisée comme langue véhiculaire (en zone mossi notamment où elle est supplantée par le mooré) et comment il est soulagé lorsqu’il retrouve très au sud, en zone forestière, des commerçants qui parlent mandingue. Binger par ailleurs, tout au long de son voyage, apprend des rudiments d’autres langues, sans que l’on sache très bien s’il a pu réellement en faire usage.
Mais on a d’autres cas de figures, où les Européens ne parlent aucune langue africaine, et ne les apprennent pas, se reposant alors complètement sur leurs interprètes africains, des individus polyglottes, qui parlent plusieurs langues d’Afrique de l’Ouest et ont de bonnes notions de français voire d’autres langues européennes. Et dans les grandes colonnes de conquête militaire, comportant plusieurs dizaines d’officiers français, des tirailleurs sénégalais et du personnel africain (porteurs notamment) allant jusqu’à plusieurs centaines, les officiers se retrouvent rarement, voire jamais, dans des situations d’interaction avec la population locale, d’où le rôle crucial des interprètes « indigènes ».
Est-il possible de dresser un portrait de ces interprètes ?
Le plus difficile ce sont les sources. Ils sont mentionnés dans des récits de voyage, on trouve aussi des portraits photographiques d’interprètes dans les archives photographiques de certaines expéditions, déposées soit à la bibliothèque nationale soit aux ANOM.
On peut donner quelques exemples. Celui de Diai Boukari, l’interprète de Théodore Mollien (1796-1872), un explorateur qui s’en alla découvrir les sources du Sénégal, de la rivière Gambie et du Niger, en Guinée actuelle. Mollien nous dit de lui qu’il était un lettré musulman, un marabout, qu’il était originaire du Fouta Toro, parlait l’arabe, le peul et le wolof. « C’est dans ce dernier idiome, précise Mollien, qui m’était devenu familier, que nous conversions ensemble ; car Boukari ne savait point un mot de français »[1].
L’un des profils possibles de ces interprètes c’est celui d’un notable local, érudit en langue arabe, polyglotte, qui va servir de truchement. Dans le même ordre d’idée, on a les fils de chefs locaux, de familles reconnues et influentes donc. C’est le cas par exemple de Louis Anno, fils d’un chef de Côte d’Ivoire, qui a été scolarisé en français, qui a servi d’interprète à Binger (et dont le portrait est retracé dans un article du blog : http://libeafrica4.blogs.liberation.fr/2017/12/27/...). Un autre profil est celui de l’employé à tout faire, le domestique, ce qu’on appelait le boy, qui vit dans l’intimité de son patron, un officier, qu’il suit en campagne, ou un explorateur, et qui, parmi les multiples tâches qu’il a, sert aussi d’interprète. Il peut être aussi un soldat indigène, qui a servi dans des campagnes multiples et a construit une carrière au sein de l’armée coloniale, s’attirant la confiance de ses supérieurs, utilisés également comme interprètes. Certains interprètes embauchés selon différentes circonstances dûs au hasard, peuvent ensuite faire carrière. C’est par exemple le cas de Makoura Seck, un des interprètes de la mission Monteil. Monteil avait d’abord décidé de recruter un traducteur français, un certain Rosnoblet, diplômé de l’Ecole des langues orientales et recommandé par Binger. En route, il était prévu de lui adjoindre un interprète peul, mandingue, bambara et haoussa. Mais très vite, Monteil se sépare de Ronosblet qu’il abandonne, malade, à Kayes, et le remplace par Makoura Seck, wolof originaire de Saint-Louis, commerçant à Bafoulabé. Ce dernier comprenait, parlait et écrivait un peu le français. Il parlait wolof, peul et bambara. Il parlait et comprenait l’arabe mais ne savait pas suffisamment l’écrire, ce qui nécessitera, pour la rédaction en arabe des traités, de passer par l’intermédiaire de marabouts locaux. A son retour au Sénégal, Makoura Seck, recommandé par Monteil, entrera dans le cadre des interprètes de la colonie comme interprète titulaire de 3° classe.
Il faudra du temps avant que le statut ne s’institutionnalise. Faidherbe, devenu gouverneur du Sénégal en 1854, entreprit de mettre sur pied un corps d’interprètes indigènes, salariés par l’administration. Il réorganisa pour cela l’École des otages en 1856 (qui fut renommée à partir de 1864 l’École des Fils de Chefs et des Interprètes) en mettant en place un enseignement pour former des interprètes, des traducteurs et de futurs chefs. Les interprètes étaient les fonctionnaires indigènes les plus importants du système administratif colonial, leur position leur permettant de faire le lien entre administration française et population africaine. Mais dans les archives sur lesquelles j’ai travaillé, il est peu question d’interprètes fonctionnaires, formés pour le devenir. Mais l’on rencontre des individus, qui par le hasard de leur position, en viennent à tracer une forme de carrière coloniale.
[1]Mollien, Gaspard Théodore, Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, aux sources du Sénégal et de la Gambie, fait en 1818, L’harmattan, 2007 [réédition de la 2nde édition, revue et augmentée par l’auteur, Arthus Bertrand, 1822], p.46.
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