Quand la justice se prend les pieds dans la langue corse
- AV.
- 8 mars 2018
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En Corse, un avocat dénonce le caractère irrégulier d’une écoute téléphonique transcrite en français par un policier faute de traducteur assermenté.

Dire que personne n'y avait pensé jusqu'alors! L'avocat parisien Philippe Dehapiot vient de glisser un petit grain de sable capable d'enrayer la machine judiciaire en Corse. Il défend l'une des personnes suspectes de la tuerie de Silvareccio en juillet 2013. En ce début d'été, une fusillade éclate près de ce village de Haute-Corse. Trois hommes meurent dans une embuscade, un quatrième réchappe par miracle à ce qui ressemble à un règlement de comptes lié au grand banditisme. Une enquête est aussitôt ouverte. La police procède aux investigations habituelles. Elle met ainsi sur écoute téléphonique des protagonistes éventuels du massacre. Seulement voilà, comme souvent dans ce type d'affaire, ceux-ci échangent en langue corse. Qu'à cela ne tienne! Un enquêteur maîtrisant cet idiome se charge de la traduction des propos en français. C'est cette version qui est jointe au dossier d'instruction.
Une menace pour la bonne tenue des enquêtes
Le procédé, semble-t-il très courant, n'a jamais auparavant été relevé par les avocats. Il retient pourtant toute l'attention de Me Dehapiot, comme le raconte Corse-Matin dans son édition du 24 février. Car il est manifestement illégal. Le code de procédure pénale indique en effet que "l'interprète ou le traducteur n'est pas choisi parmi les enquêteurs, les magistrats ou les greffiers chargés du dossier, les parties ou les témoins". Cette interdiction ne peut être contournée. L'avocat saisit donc la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Bastia pour obtenir l'annulation de la transcription irrégulière de cette écoute. L'embarras gagne les magistrats. L'avocat général, représentant le parquet à l'origine des poursuites, donne raison à Philippe Dehapiot en requérant l'annulation, en dépit du risque encouru pour une enquête déjà longue. La chambre de l'instruction de la cour d'appel de Bastia a mis son arrêt en délibéré au 28 mars.
Pourquoi la justice n'a-t-elle pas eu recours à un traducteur assermenté dans ce dossier, ce qui aurait écarté tout risque de nullité de procédure? La réponse tient en peu de mots : il n'en existe pas! La liste, publiée par la cour d'appel de Bastia, comprend des spécialistes du russe, de l'arabe, du roumain, du hongrois, du chinois et même de la langue des signes, mais pas du corse. D'où la nécessité de recourir à des expédients qui menacent désormais la bonne tenue des enquêtes, ou encourage au recrutement express d'experts en bonne et due forme. Dans l'île, l'affaire fait en tout cas un peu de bruit. Lors de la visite du président de la République, Emmanuel Macron, les 6 et 7 février, les élus nationalistes lui avaient demandé d'inscrire dans la Constitution la co-officialité de la langue corse et du français. Le chef de l'Etat n'a pas donné suite. "Il y a pourtant un besoin évident, comme dans d'autres domaines", commente le chef de l'exécutif insulaire, l'autonomiste Gilles Simeoni. "Et le refus de reconnaître en droit une situation de fait conduit à des impasses", ajoute-t-il. Il est cependant très peu probable que ce cocasse épisode judiciaire fasse changer d'avis l'Elysée.
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